Source link : https://www.mondialnews.com/2024/04/12/la-poesie-un-nouveau-terreau-de-contre-culture/
Dans sa préface d’Une saison en enfer, publiée à l’automne dernier, Patti Smith se souvient du choc ressenti à la découverte des mots d’Arthur Rimbaud, alors qu’elle avait 16 ans : “Une saison en enfer a été la drogue de mes jeunes années, l’élixir recelant les outils et la méthode pour renverser les fausses idoles. Tel est le pouvoir de la poésie.” Soixante ans plus tard, la rockeuse est toujours aussi obsédée par le poète de la fin du XIXe siècle.
Pourtant, si les mots de Rimbaud restent évidemment intemporels, entre-temps la poésie n’a cessé de se renouveler. Depuis quelques années plus particulièrement, cet art connaît une véritable ébullition et un certain nombre de jeunes auteurs et autrices pourraient probablement reprendre à leur compte ce programme de “renverser les fausses idoles”.
“La poésie est une sorte d’arme” Noah Truong
Car, au sein du fougueux foisonnement actuel, il s’agit souvent d’investir ce genre littéraire comme une manière de contrer une culture dominante qui impose un modèle et écrase. Ainsi, de plus en plus de jeunes poètes et poètesses font vivre, avec leurs mots, une forme de contre-culture qui évoque les questions féministes, queer, anti-racistes, de classe, écologiques… Et des voix, longtemps marginalisées, se font désormais entendre avec force.
“La poésie est une sorte d’arme”, pour Noah Truong, auteur franco-vietnamien de 31 ans, qui a récemment publié chez Cambourakis Manuel pour changer de corps, où il évoque, entre autres choses, sa transition FtM (female to male). “Le mot est peut-être fort, mais c’est en poésie que j’ai fini par trouver des textes qui me semblaient dire la vérité sur ce que je ressentais depuis mes positions minoritaires”, expose-t-il. Grand lecteur de théorie queer, il aurait pu se lancer dans l’écriture d’un essai, mais a préféré le médium poétique aux cogitations universitaires.
“Je n’avais pas envie de me lancer dans une bibliographie de plusieurs pages pour avoir le droit d’exprimer ce que je vis au quotidien. Je me revendique de la poésie qui est une parole libre, qui n’a pas besoin d’autres justifications qu’elle-même. C’est sa force. On s’est aussi battus pour que nos ressentis minoritaires soient considérés comme légitimes, et non constamment mis en doute.” La poésie, nouveau lieu des luttes sociales ?
Des petites maisons d’édition indépendantes
“Le genre poétique a toujours été dans la contre-culture”, précise Juliette Rousseau, éditrice aux Éditions du commun, qui y a lancé une collection de poésie il y a deux ans. “Mais on constate aujourd’hui un effet d’amplification. Je crois qu’on est en train de redécouvrir que la poésie n’est pas séparée de la vie et qu’elle a tout à fait sa place dans les transformations de la société, y compris dans les marges et les espaces de critique.”
Parmi les dernières sorties de la collection, on trouve L’Odeur des pierres mouillées, où Léa Rivière travaille à faire émerger les “récits nécessaires à la vie de celleux qui occupent les interstices des narrations hégémoniques”, selon la formulation de la maison d’édition. Ou encore Mon corps de ferme, où Aurélie Olivier (à qui l’on doit également l’initiative du recueil collectif Lettres aux jeunes poétesses, chez L’Arche) évoque le monde paysan dans lequel elle a grandi.
“Ce dont on rêve aujourd’hui, c’est une poésie qui déplace, qui prend le pouls du corps social, et pas seulement celui des bourgeois.” Claire Stavaux, directrice de L’Arche
Fait marquant : une grande partie des sorties les plus exaltantes de ces dernières années sont le fait de petites maisons d’édition indépendantes (Éditions des Lisières, Rotolux Press), avec souvent un fort tropisme pour les sciences humaines, comme les Éditions du commun, mais aussi Blast, Terrasses éditions, ou encore la maison plus installée de L’Arche. À la tête de cette dernière, Claire Stavaux estime que “ce dont on rêve aujourd’hui, c’est une poésie qui déplace, qui prend le pouls du corps social, et pas seulement celui des bourgeois.”
En 2017, l’éditrice a initié la collection “Des écrits pour la parole”, qui accompagne ce mouvement et où sont publié·es l’anglophone Kae Tempest, Léonora Miano (dont un des textes a donné son nom à la collection), l’afroféministe Rébecca Chaillon… Sa dernière parution, et vos corps seront caillasses, est un recueil de Joëlle Sambi, slameuse très engagée de la scène belge, qui commence ainsi : “Poitrines rugissantes de colère/Nous sommes la foudre/De petites gens, couleur suie/Nous sommes la colère.”
Une vague portée par les féministes
Alors, pourquoi cette foudre, cette explosion, maintenant ? Bien sûr, le bouillonnement féministe et l’effusion de paroles liées à MeToo n’y sont pas complètement étrangers. “Il y a une soif de pouvoir dire les choses, analyse la Belge Lisette Lombé, camarade de slam de Joëlle Sambi, remarquée à la rentrée pour son roman Eunice et dont les poèmes sont publiés en France chez L’Iconoclaste. Il y a eu tout un travail féministe sur la réception de la parole des femmes et ça a percolé dans l’espace poétique aussi. C’est réjouissant !” Il s’agit donc de dire les expériences féminines, aussi bien le sexisme que la maternité (on pense notamment au remarquable L’Eau du bain de Rim Battal chez Supernova), ou encore la sexualité.
Gorge Bataille fait partie de ces poétesses de la chair qui privilégient une langue crue et incisive pour dire la chose sans détour. Dans son Fiévreuse Plébéienne (Éditions du commun), ça donne : “Il y a ta culotte trempée au pied du lit/Mes pieds dans le vide/Ma bouche contre ton con.” Gorge Bataille utilise ce qu’elle appelle “la Langue Bâtarde”, c’est-à-dire “une écriture gouine, prolétaire, proche du réel ; ce que je cherche dans mon écriture c’est aussi quelque chose de menaçant”.
“Il y a une réaction collective de poètes en marge d’un certain milieu de la poésie, qui s’affirme face à l’extrême droitisation de la culture en France” Gorge Bataille
Pour cette diplômée des Beaux-Arts de Lyon, l’intérêt que suscite aujourd’hui la poésie vient du fait que celle-ci est “efficace” : “Elle peut permettre de riposter à une novlangue macroniste et ultralibérale ou à la montée du fascisme. Il y a une réaction collective de poètes en marge d’un certain milieu de la poésie, qui s’affirme face à l’extrême droitisation de la culture en France.”
De l’autre côté de l’Atlantique, la langue se fait aussi outil contre les fascismes chez CAConrad, Américain·e non binaire (qui utilise donc le pronom “iel”, ou “they” en anglais). Dans En attendant de mourir à son tour, traduit en 2022 chez P.O.L, CAConrad propose une poésie en forme de rituel de guérison pour surmonter la dépression qui l’a touché·e après le meurtre homophobe de son compagnon, couvert par la police.
Le phénomène des “instapoètes”
“Après des années de dépression depuis son horrible mort, le rituel de la poésie (soma)tique a fonctionné et j’ai commencé à mieux prendre soin de moi”, décrit-iel. Outil de guérison pour minorité opprimée, la poésie se mue également en action politique avec, dans ce livre, trois rituels “pour des représentations publiques, contre une loi fasciste transphobe adoptée par l’État de Caroline du Nord, en 2016”.
CAConrad poste régulièrement ses rituels poétiques sur Instagram, où iel est suivi·e par 15 000 personnes qui peuvent à leur tour partager ces fragments pour les faire découvrir à d’autres. Car l’utilisation des réseaux sociaux joue un rôle très important dans la visibilisation de cette nouvelle vague poétique. Instagram, en particulier, a permis de faire venir à la poésie un nouveau public, pour qui, bien souvent, le genre n’était jusqu’ici qu’un mauvais souvenir de collège, et de récitations pénibles de textes un peu poussiéreux.
Kiyémis a émergé en tant que blogueuse afroféministe aux saillies bien senties sur Twitter avant de choisir la forme poétique
La tête d’affiche des “instapoètes” s’appelle Rupi Kaur, Canadienne d’origine indienne, suivie par pas moins de 4,5 millions de personnes sur Instagram (oui, vous avez bien lu) et dont les ventes de livres se comptent également en millions. On citera aussi Amanda Gorman (3,7 millions de followers), vingtenaire qui a électrisé la cérémonie d’investiture de Joe Biden en 2021, ou encore Ocean Vuong (plus de 300 000 followers), Américain d’origine vietnamienne, dont Le temps est une mère a été traduit en septembre 2023 chez Gallimard.
De notre côté de l’Atlantique, les nombres de followers ne sont pas aussi vertigineux, mais les réseaux ont permis à certain·es auteurs ou autrices de se faire connaître. Comme Kiyémis, qui a émergé en tant que blogueuse afroféministe aux saillies bien senties sur Twitter (23 000 followers), avant de choisir la forme poétique pour son premier ouvrage, À nos humanités révoltées, chez Métagraphes, en 2018.
La poésie hors des livres
“La forme brève de nombreux poèmes contemporains se prête plutôt bien à ces flux, et les réseaux sociaux ont un impact direct sur les ventes”, observe Jimmy Robert-Teyssier, qui travaille aux Mots à la bouche, une librairie LGBTQI+ parisienne. Le libraire, lui-même poète, parle aussi des ateliers d’écriture en ligne proposés gratuitement par Laura Vazquez, prix Goncourt de la poésie en 2023, via une newsletter et un groupe Facebook, et qui font beaucoup pour démythifier le genre.
“Quand elle évoque une autrice ou un auteur dans sa newsletter, c’est très prescripteur et on a des client·es qui viennent aussitôt nous demander le titre.” Ouvertement lesbienne, la poétesse aborde relativement peu les questions queer dans ses textes mais veille à une grande inclusivité dans ses ateliers “pour essayer de donner à connaître des autrices et auteurs qui sont parfois injustement placés dans une certaine confidentialité”, constate-t-elle. Signe des temps – et du degré de hype actuel de la forme poétique –, la Marseillaise a été sollicitée par la musicienne Rebeka Warrior pour composer un texte qui ornera la première compilation du label Warriorecords, à paraître le 26 avril.
Définitivement sortie de son sérail, la poésie vient au public jusque dans la rue, au sens littéral
Étonnant ? Pas vraiment. Musique et poésie font plus que jamais bon ménage puisque de plus en plus de poètes et poétesses se produisent lors de soirées, entre deux DJ-sets, ou lors de performances musicales, où lecture de textes et bande-son s’entremêlent et se répondent. La poésie s’émancipe des livres et conquiert de nouveaux espaces où l’oralité joue un rôle majeur. Gorge Bataille officie ainsi au sein du collectif RER Q qui intervient dans des soirées queer ou féministes.
Autres initiatives notables : le cabaret poétique Bordel de la Poésie, les soirées Mange tes mots et deux collectifs montés par des anciens du master de création littéraire de Paris 8, Le Krachoir et La Textape, qui organisent régulièrement des scènes ouvertes. Définitivement sortie de son sérail, la poésie vient au public jusque dans la rue, au sens littéral, avec l’initiative d’Arthur Teboul, chanteur de Feu! Chatterton, qui a ouvert à Paris un “cabinet de poèmes minute” où il a reçu, pendant une semaine, 250 promeneur·ses face auxquel·les il a improvisé des poèmes, compilés dans le livre L’Adresse, qui vient de paraître chez Seghers.
La redécouverte de tout un pan de la littérature US
Parmi leurs inspirations, les poètes et poétesses que nous avons contacté·es évoquent souvent des figures américaines, à la fois littéraires et engagées, des années 1970 et des décennies suivantes. Comme la grande Audre Lorde, investie dans les luttes féministes et pour les droits civiques et récemment redécouverte en France via des traductions chez L’Arche.
Ou Dorothy Allison, dont les poèmes lesbiens et féministes viennent d’être publiés pour la toute première fois en France, chez Hystériques et associéEs. “On va chercher notre histoire auprès de ces plumes américaines parce que nous n’avons pas vraiment d’équivalent chez nous pour ces décennies-là : en France, les autrices et auteurs aux profils similaires n’ont pas été tellement publiés”, décrypte Jimmy Robert-Teyssier.
“La poésie a maintenu des gens en vie, les a maintenus engagés dans la lutte” Maggie Nelson
Face à cette demande, les maisons d’édition traduisent enfin ces textes, qui nous arrivent alors avec de nombreuses années de retard. Comme le recueil de poèmes Quelque chose de brillant avec des trous de Maggie Nelson, récemment publié par les Éditions du sous-sol (qui édite aussi Laura Vazquez), dix-sept ans après sa parution initiale.
Sur le potentiel politique de ce genre littéraire, l’autrice américaine note que, même si “l’action politique et l’effort esthétique ne sont pas des activités synonymes, la poésie a maintenu des gens en vie, les a maintenus engagés dans la lutte et a offert à de nombreuses personnes une occupation qui se démarque de la plupart des manières capitalistes d’organiser le temps et le travail. Elle nous encourage à perdre du temps ; Eileen Myles a dit qu’il n’y a que de cette façon que la littérature est un projet moral. J’aime cette idée”.
Author : Marie Kirschen
Publish date : 2024-04-12 17:00:00
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Author : MondialnewS
Publish date : 2024-04-12 17:30:31
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